Notre vie est sillonnée d’événements, de lieux, de rencontres et de départs… Ces moments-mémoire s’inscrivent dans notre coeur avec tendresse ou chagrin. Bien mieux qu’un agenda, ils marquent notre vie comme les rides sur le visage.
Si vous aviez quelques instants pour vous tourner en arrière, quels sont les 5 épisodes que
vous qualifieriez d’évènement fondamental dans votre existence ?
❚ La vie n’a plus été la même après
❚ Mon regard sur le monde a changé ce jour-là
❚ Quelqu’un d’important est entré dans ma vie ou l’a quittée
❚ Un rêve s’est réalisé ou s’est éteint
Dans les événements qu’un individu peut choisir, certains sont des tremplins qui nous propulsent humainement, d’autres figent le temps et nous emprisonnent insidieusement.
A 7 ans quand mon cochon d’inde adoré est mort, j’ai compris, ce jour-là, que la vie et le bonheur avaient une limite. Quand adolescente, j’ai quitté l’Europe pour la première fois, partant vers l’aventure, une force a mûri en quelques secondes, le temps d’un décollage d’avion.
Premier vélo, mariage, naissance de son premier enfant, accident de la route, mort d’un parent, réussite à un examen, divorce, etc… quelque-chose a grandi ou s’est figé.
Nos systèmes familiaux sont truffés de ces moments-mémoire souffrants où la pendule s’est arrêtée : la guerre, l’immigration, la faillite, la maladie, la mort d’un membre important…
Il y a un avant et un après. L’avant a gardé en otage une partie des sentiments et des émotions et parfois bien plus. L’après attend que les coeurs, enfin libérés de la nostalgie, grandissent.
QUELS SONT LES DEUX OU TROIS EVÈNEMENTS CLEFS DE VOTRE SYSTÈME FAMILIAL
DU CÔTÉ PATERNEL ET DU CÔTÉ MATERNEL ?
Pour certains systèmes, nous ne parleront pas d’événements mais d’empreintes qui enveloppent : la religion, la pauvreté, la famille nombreuse, la froideur, etc. Comme l’air que l’on respire, on ne sait pas quand et où cela a commencé.
D’autres, encore, connaissent l’empreinte et la marque du temps.
QUEL ÂGE ONT MES PARENTS, OU QUEL EST MON ÂGE DANS LE CŒUR DE MES ENFANTS ?
Chez Martine, la marque est très nette. Née dans une famille bourgeoise, la vie semblait couler sans embûche, jusqu’à ses 9 ans ; année où son cadet de 2 ans mourut d’accident. Après l’enterrement, on ne parla plus du jeune frère. La famille, écrasée sans doute sous le poids du chagrin, se disloqua. La mère se réfugia chez ses parents avec Martine et le père, enlisé dans la discorde avec sa belle famille, perdit son droit d’appartenance, il ne revit plus jamais sa fille. Pour Martine, la pendule de la vie familiale heureuse s’est arrêtée à 9 ans. Bien sur, elle a continué à grandir, elle s’est mariée et a construit sa propre famille. Mais en elle, il y a toujours une petite fille triste de 9 ans qui attend, des explications, le retour d’un papa, il y a une petite fille qui croit qu’il ne faut pas parler de ce qui fait mal, etc. Moins les ressources seront présentes pour traverser le choc, plus les aiguilles de l’horloge seront bloquées.
Cette petite Martine sera bien présente dans le coeur de ses enfants, il est bien possible qu’elle y occupe une grande place. Avant eux, c’est la Martine de 9 ans qui s’est mariée en blanc, tenant la main d’un époux qui pourrait bien lui servir de père. Quel âge a mon partenaire ?
C’est ainsi qu’en tant qu’enfant, nous portons en nous l’âge d’un parent, cette marque du temps qui a figé son coeur dans une souffrance.
Alors que je devrais pouvoir m’appuyer intérieurement sur un parent qui s’est fortifié au fil des épreuves, je rencontre sa blessure et elle me sert d’amarrage pour mon lien. L’enfant choisit de bâtir son lien sur la souffrance du parent, entre autre, pour trois raisons :
❚ la souffrance révèle inconsciemment la véritable identité émotionnelle du parent. Qui voudrait d’un parent qui n’a pas souffert lors de la mort de son frère ou de son premier fiancé ? Même si cette souffrance affaiblit le parent, l’enfant y sent la perspective d’une force en attente de se déployer. Un être, un couple qui a traversé des épreuves aura plus de consistance que celui qui en a été protégé.
❚ là où le parent s’est arrêté, l’enfant, inconsciemment, s’arrête aussi. Sur les chemins de randonnées, bien souvent tout le monde ralentit ou se pause au même endroit, avant une difficulté, à la fin d’une montée, pour admirer le paysage, etc.
Ceux qui ont marché avant nous tracent en quelque sorte le parcours. Libre à nous de prendre les chemins de traverse, mais l’enfant est plus enclin à suivre qu’à s’aventurer, cela viendra plus tard…
❚ enfin, le parent n’offre aucune autre image, il est tout à sa blessure, la belle au bois dormant est totalement endormie. Les enfants ne connaissent qu’une mère dépressive, un père alcoolique. Ils ne peuvent imaginer que derrière cette souffrance, réside un potentiel abandonné.
QUEL ÂGE AI-JE, SI MES PARENTS SONT PLUS JEUNES QUE MOI ?
Si, dans mon cœur, mon père a 12 ans et ma mère 3 ans, quel est mon âge ? Cela pourrait être l’âge d’une mère qui s’occupe d’eux, et ainsi nous trouvons des enfants qui nourrissent leurs parents depuis leur plus jeune âge. Je me souviens de cette mère de famille qui avait eu son dernier enfant vers 42 ans, d’une relation extra conjugale qu’elle entretenait depuis longtemps. Elle expliquait fièrement que sa fille de 5 ans était une vraie maman pour elle. La petite était prévenante et se souciait beaucoup des états émotionnels de sa maman. L’état d’enfant est mis de côté, et, parallèlement, une maturité émotionnelle doit se développer pour subvenir aux besoins des parents. Ainsi nous trouvons des enfants plus âgés que leurs parents.
Cet état de s’occuper de l’autre devient à l’âge adulte une habitude relationnelle.
On trouve des individus très doués pour sauver les autres, mais peu enclins à se valoriser et à prendre soin d’eux-mêmes. L’enfant intérieur, abandonné au profit des parents, continue à crier intérieurement et il peut inconsciemment se tourner
vers un frère ou une sœur, un partenaire, une secrétaire, un amant, et bien sûr ses propres enfants, pour recevoir » son biberon affectif » qui aurait dû lui être donné bien des années auparavant.
Et puis, il y a des enfants qui ont compris très vite que le parent est émotionnellement un enfant qui n’arrive pas à grandir, mais qui refusent de jouer le rôle de parent de substitution; ils préfèrent déserter. Cette désertion a un prix, c’est souvent celui de l’exclusion et de l’arrogance :
« papa, maman, je ne peux remplir le rôle de parent qu’inconsciemment vous me demandez de tenir, alors je me retire de notre famille, je perds mon droit d’appartenance ». C’est un enfant qui quitte le système, pour lui la pendule s’arrête là, à ce renoncement au lien. Dans son baluchon de fugueur, il y a l’espoir qu’ailleurs un autre « vrai » parent, un autre système, meilleur, pourra le nourrir et le faire grandir. Il préfère l’abandon à la parentification.
Stéphane est l’aîné de Julien. Ce dernier a toujours vécu avec les parents, il a travaillé avec le père puis, à la mort de celui-ci, il a repris l’entreprise familiale et s’est installé auprès de la mère. Sa vie affective est un désert, traversé par quelques aventures sans lendemain. Stéphane est à l’opposé, il s’est montré très vite indépendant et a quitté le nid familial trop étouffant à ses dires… Il revendique le fait de s’être construit par lui-même. Sa nouvelle famille est son entreprise, il aime le challenge et le regard que lui portera son patron. Il a construit sa propre famille et exhorte ses enfants, spécialement les garçons, dès
leur plus jeune âge, à l’autonomie forcenée. Quand il vient consulter il est fatigué, en conflit avec ses fils, apeuré par l’intimité, coupable vis à vis de son frère, et son aspect supérieur cache un enfant seul et sans appui. Retrouver le
chemin de la maison sera notre travail…
QUEL ÂGE AI-JE, DANS MON SYSTÈME FAMILIAL ?
Spontanément, quels sont les membres de votre système qui vous attirent, que vous admirez, que vous les ayez connus ou non ?
En désertant la cellule parentale, certains ne vont pas très loin, ils demeurent dans le système mais changent de générations ou de camps. Je renonce au lien avec mes parents, mais je renforce celui avec mon grand-père ou avec l’oncle qui lui-même s’était exclu, ou avec la tante décédée, au destin particulier. Quels âges ont-ils, ces ancêtres que j’admire ? L’âge d’un héros de guerre ? Celui d’une jeune enfant malade, ou d’un immigrant nostalgique de sa terre natale ? Dans cette nouvelle alliance, une blessure nous attire aussi, mais elle est dans un ailleurs temporel où mon âge voyage. Cette identification désincarnée me procure le sentiment d’appartenance, sans la lourde implication de la parentification.
La douleur n’en est que plus voilée et grandissante; alors, avec elle, il faut reprendre le chemin des vivants et y trouver sa place.
Et si aujourd’hui je décidais d’avoir l’âge de la victoire, celle de mon système, celle de mes parents, et l’âge de ma victoire. Quand je regarde un système, je tourne mon cœur aussi vers les forces qu’il a développées pour traverser ses douleurs, ses épreuves ou tout simplement pour prendre sa place, prospérer, trouver le bonheur.
Cet ancêtre sicilien qui a quitté sa famille pour tenter sa chance en Suisse, je peux choisir de me relier à son adaptabilité, son goût de l’aventure plutôt qu’à sa douleur et sa nostalgie.
Et puis ces potentiels familiaux abandonnés sous le poids de l’éducation, de l’habitude ou de la peur, si je leur permettais de sortir de leur tombe et découvrais derrière ma mère, femme au foyer, un potentiel d’artiste qui ne demandait qu’à exploser, et qui a simplement végété dans les kermesses du village. Et puis mon père, aventureux dans l’âme, qui a renoncé à voyager pour s’occuper de sa famille. Ces talents et ces dons, ces rêves, si nous leur donnions le droit de transparaître un peu dans le regard que nous portons à notre famille ?
Et voilà que je sens ma pendule qui a hâte de rattraper le temps perdu et de sonner à tout vent, telles les cloches d’une cathédrale à l’heure du mariage ; le mariage du passé et du présent…
Farida BENET
Praticienne en Constellations Familiales
Genève et France