Elle s’appelait Monique, elle avait 52 ans. On lui avait découvert un cancer au sein gauche avec une métastase au foie. Elle n’avait rien vu venir, et sa vie basculait. Quelle vie ? Monique était mariée à un homme qui, depuis dix ans, était en invalidité à la suite d’un grave accident du travail. Celui-ci, acceptant mal son handicap, s’était mis à boire et déprimait. Monique était une femme sociable, d’esprit ouvert, mais ses besoins de sortir et de voir du monde se heurtaient au tempérament casanier et taciturne de son mari, qui ne voulait voir personne et ne se sentait bien qu’à la maison… et bien sûr, Monique s’occupait de lui, se dépêchant, au retour de son travail à plein temps, de faire les courses et tout… « Plusieurs fois j’ai eu envie de partir » me disait-elle, « mais je me culpabiliserais de le laisser ainsi, et puis il y a mon fils… ». Monique avait un fils unique, un garçon qui avait 18 ans lorsque son cancer s’est déclaré. A tort ou à raison, elle avait le sentiment d’avoir deux enfants à la maison…
Monique fit un jour une rencontre. Cet homme avait son âge, il venait de quitter sa femme, et le courant passa très vite entre eux dans une sorte d’amitié qui cherchait à se définir… Il avait à ses yeux toutes les qualités. Certes, il habitait un peu loin, mais chaque soir ils prirent l’habitude de se téléphoner, se racontant leurs journées, leurs difficultés, leurs espoirs… jusqu’au jour où l’homme se fit plus pressant envers elle. Monique n’était pas prête à plus d’intimité, et encore moins à l’idée de s’engager dans une autre vie comme il le lui demandait. Le désir de changer avait longtemps hanté ses rêves, mais quand le rêve devint réalité, elle en eut peur. « Je ne voulais pas faire de mal à mon mari » me disait-elle, ce à quoi je lui répondis que lorsque nos pensées nourrissent un rêve, il nous faut assumer le risque de voir ce rêve se concrétiser ! « L’énergie suit la pensée », dit-on, et tout commence en effet par une pensée.
Elle préférait garder une relation amicale, manière pour elle d’entretenir la douceur d’une présence attentionnée sans se sentir coupable d’un lien plus profond… mais l’homme, déçu de sa réserve, préféra rompre complètement plutôt que de souffrir d’une relation impossible. Dix mois après, Monique découvrit sa boule au sein… Elle était assez dépressive après cette rupture, et l’enchaînement entre son deuil et la survenue de ce cancer s’imposa naturellement à son esprit.
« C’est un peu cher payé pour une déception sentimentale » lui dis-je d’emblée. En me présentant sa situation comme un constat d’échec, Monique suscitait certes ma compassion, mais elle s’enfermait dans un sentiment d’impuissance auquel s’ajoutait ma propre impuissance… et ce n’était sûrement pas ce qu’elle me demandait ! J’avais trop l’expérience de ces malades qui pensaient avoir compris l’origine morale de leur maladie, mais d’une manière telle que cela les enfermait davantage encore. Si nous voulons comprendre quelque chose au cancer, comme à la maladie en général, il nous faut sortir de cette idée que ce qui nous arrive résulte d’une relation de « cause à effet ». Il y a bien sûr le tabac, les substances cancérigènes, les prédispositions héréditaires, et cette maladie résulte probablement d’un cumul de différentes causes qui viennent s’ajouter, mais il se peut que la cause psychologique soit l’étincelle déclenchante, à l’image d’une chaîne dont un maillon faible se rompt sous une tension violente ou trop prolongée. Nos états d’âme ne peuvent cependant pas s’expliquer ni se réduire à une relation de cause à effet. Non que l’idée soit fausse, mais parce que nous commettons régulièrement l’erreur de penser que la cause précède l’effet… Cet enchaînement semble pourtant logique, me direz-vous, à ceci près que si la maladie continue d’évoluer, c’est probablement parce que la cause est encore dans le présent. De surcroît, l’idée que la cause soit dans le passé nous amène à vouloir la « comprendre » dans l’espoir d’en réparer les effets, ce qui, au passage, nous rend plus ou moins coupables ou victimes de ce que nous avons vécu… Et s’il n’y avait rien à « réparer »? Imaginez en effet que la cause ne soit pas seulement dans le passé mais aussi dans l’avenir ? Oui, je le concède, l’idée bouscule un peu. Mais au lieu de nous attacher aux événements du passé, nous n’aurions plus à « comprendre » ni à réparer mais àdécouvrir… et cela changerait tout !
Revenons à Monique. « L’idée qu’un jour viendrait le prince charmant vous a longtemps permis d’accepter votre situation conjugale » lui avais-je dis, ce qu’elle approuva sans hésitation. « Votre vie s’est construite autour d’une attente, et votre désir de vivre est resté suspendu à cette attente. » Monique m’écoutait avec attention, et j’ajoutai : « Quand notre désir de vivre se lie à une telle attente, il se met en danger. Car un jour vient où il est clair pour nous que ce que nous attendons ne se réalisera jamais. Et là… » Monique ferma les yeux, puis après quelques secondes de silence elle répondit : « C’était l’homme de ma vie, et il n’y en aura pas d’autre. »
Qu’en savait-elle ?
« Qu’est-ce qu’un cancer ? » repris-je alors. « C’est un groupuscule de cellules qui se révoltent et qui virent à l’anarchie. Regardez-les : elles se multiplient, elles se libèrent des limites imposées, elles voyagent… Bref, ce qu’elles expriment est un désir de vivre débridé, un désir sans contrainte, certes, mais qui n’a plus de sens. Un désir qui implose, faute d’avoir été réprimé, ou mal orienté, mal entendu. Et pendant que le malade se demande quel est le sens de sa maladie, autrement dit « pourquoi » il est malade, c’est comme si dans son corps ses cellules se demandaient pour quoi elles vivent… Alors, maintenant, dites-moi de quoi votre désir de vivre étouffe…»
Monique soupira, puis elle évoqua à nouveau le poids de sa situation conjugale. Comme elle le décrivait, cela paraissait tellement sans issue… « Si je peux me permettre », repris-je doucement, « il me semble que vous n’êtes pas coincée par votre mari mais par l’idée que vous devez le servir. Et cette idée met sur vos épaules une telle pression qu’elle vous place devant le choix de rester ou partir… tout en vous déniant ce choix ! Vous n’êtes pas prisonnière de la réalité, mais vous l’êtes de cette contradiction dans laquelle vous plonge l’idée que vous avez de votre rôle. »
« Mon rôle ? » reprit-elle.
« Oui, pourquoi le sein ? Le sein est un symbole de maternité et de don. Vous protégez votre mari, vous le « nourrissez » dans tous les sens du terme, mais cela n’est pas juste pour vous, et c’est comme une révolte silencieusequi s’exprime dans le corps, là précisément… Vous vous demandez s’il faut quitter votre mari et je ne répondrai pas à cela, mais avant toute chose, peut-être est-ce votre rôle qu’il vous faudrait quitter ? » Monique m’écoutait avec attention, et j’ajoutai : « Si vous aviez un peu de temps libre, rien que pour vous, que feriez-vous ? »
Elle évoqua alors son désir de se rendre utile et de s’engager dans une association d’entraide. Sa fibre « maternelle » étouffait dans une relation à sens unique, et l’idée de l’élargir à un cercle plus grand amena une lumière dans ses yeux. Il y avait beaucoup d’amour en elle, mais cet amour semblait se consumer dans une situation dans laquelle elle ne se retrouvait plus. Oui, elle avait le droit de vivre sans pour autant se sacrifier, il lui fallait simplement bousculer le schéma auquel elle s’était liée depuis si longtemps… Monique était l’aînée d’une famille nombreuse, et elle avait toujours appris que son « droit de vivre et d’être aimée » ne pouvait résulter que de son « devoir de servir ». Mais servir à qui, à quoi ? Lorsque le désir de vivre qui nous anime s’enferme dans une raison d’être étouffante et sans issue, ce désir se révolte, non pas pour casser la boutique, mais pour être entendu !
« Ce qui n’est pas juste pour vous ne peut pas l’être pour l’autre » avais-je insisté quand j’eus le sentiment que son mari s’était installé dans une confortable routine dont il ne sortirait pas sans quelque bousculade. Provoquer ce mouvement ne fut pas simple pour Monique, mais elle avait compris que c’était pour elle une question vitale, et cette conviction lui donna le courage d’affronter les résistances de son époux. Jusque-là c’était comme si, à l’instar de nombreux malades, elle était prise dans l’idée de « guérir, oui, mais pourquoi faire ? » : lorsque l’horizon nous semble bouché, qu’est-ce qui peut nous inciter à aller de l’avant ? Seul un changement de regard sur notre situation peut nous libérer de l’idée plus ou moins consciente ou cachée que « nous avons fait le tour » de ce que l’existence pouvait nous apporter. Ceci n’est pas une règle générale, mais les malades qui ressentent cet « horizon bouché », comme Monique, sont plus nombreux qu’on ne le pense, ce qui ne les empêche pas de se battre… Monique s’était battue surtout pour son fils, un peu pour son mari, quant à elle c’était une autre histoire ! Mais lorsque la joie de vivre s’empara à nouveau de tout son être, les traitements se firent curieusement plus efficaces.
Les obstacles sur la route ne manquent pas, mais comme un jeu dont nous retournons les cartes en les découvrant à mesure, certains atouts nous attendent, et l’un d’eux est une bénédiction lorsqu’il nous est donné la grâce de le tirer : celui de savoir de quelle « idée » nous souffrons.
Nous sommes malades de nos émotions, dit-on. Ce n’est pas faux, mais ces émotions, d’où viennent-elles ? Longtemps j’ai pensé, comme tout un chacun, qu’elles venaient de ce que nous avons vécu : si on m’adresse le reproche d’être incapable, cela va me mettre en colère. Mais cette colère ne me rendra pas forcément malade… à moins que, quelque part en moi, le doute surgisse : et si ce reproche était fondé ? Et si, comme n’ont cessé de me le répéter mon père ou ma mère dans mon enfance, j’étais réellement un incapable ? Alors, comme en écho à ce conflit venu de l’extérieur, va naître un conflit intérieur entre deux parts de moi-même, entre celui qui pense que ce reproche est sans fondement, et celui qui se dit que peut-être… et tout semble se passer comme si, en s’intériorisant, le conflit prenait le corps à partie. Après m’être forgé, dans mon adolescence, une image de moi construite contre ces douloureuses affirmations entendues dans mon enfance, c’est comme si je me retrouvais dans la même situation, avec la même douleur, mais cette fois c’est la douleur de trop. L’image que j’ai de moi, touchée dans l’intimité de ses défenses, ne peut plus faire appel à la colère pour neutraliser le reproche qui m’est adressé, le conflit devient intérieur et le doute me ronge, dans tous les sens du terme.
Qu’est-ce que ce doute ? C’est une idée qui me touche dans l’image que j’ai de moi. Je vais réagir contre cette idée, et cela provoquera une émotion. Si une maladie survient alors, mes efforts pour comprendre ce qui m’arrive seront comme une fusée à trois étages. Mais avant de monter dans les étages, n’oublions pas de « garder les pieds sur terre » et de rendre à la médecine ce qui lui appartient : le corps a besoin d’un traitement, cela va sans dire, mais c’est mieux en le disant ! Trop nombreux en effet sont les malades qui se disent que « si c’est dans la tête, seule la tête me guérira » : ils oublient que lorsqu’une émotion engendre une maladie, nous devons nous occuper de cette émotion et de sa conséquence dans le corps… Donc, suivons les traitements et les conseils de nos médecins, et c’est à cette seule condition que nous allons pouvoir nous « élever » dans la sphère psychologique où nous allons opérer trois prises de conscience, ce que j’appelle « les trois étages de la fusée ».
Le premier de ces étages est celui où je pense que, par l’émotion interposée, ce qui m’a rendu malade est unévénement. En général, cela me laisse dans le sentiment d’être coupable ou victime, et comme nous l’avons évoqué plus haut ; ma guérison morale passera par un travail de réparation.
Dans le second étage, j’ai conscience d’avoir souffert, non de l’événement lui-même, mais de l’émotion que cet événement est venu réveiller : c’est une prise de conscience plus subtile, car nous nous rendons compte que ce n’est pas l’événement en lui-même qui nous a blessés. Lorsque nous sommes malades, c’est bien souvent parce que la douleur ressentie est entrée en résonance avec une douleur semblable de notre enfance ou de notre adolescence, un peu comme une vieille cicatrice que nous croyions fermée et qui s’ouvre à nouveau. Nous avons alors conscience de ne pas souffrir de l’événement, mais de la « question douloureuse » que celui-ci est venu réactiver en nous. La guérison passera alors par une acceptation de l’émotion et par un travail de pardon.
Dans le troisième étage, cependant, il n’y a plus rien à « pardonner »… car nous comprenons que toute cette émotion est partie d’une idée, et qu’en changeant l’idée, l’émotion se dégonfle : imaginez par exemple que vous éprouviez un profond ressentiment pour votre père parce qu’il n’a jamais su vous manifester son affection. Vous avez de lui l’image d’un homme dur, réservé, et un jour sur son lit de mort, il vous demande pardon… Avec surprise, vousdécouvrez la profondeur de son amour derrière sa profonde incapacité à vous l’exprimer… et vous découvrez que votre père a été un enfant sensible, qui s’est construit une carapace pour résister à ce qu’il avait perçu, lui aussi d’ailleurs, comme un manque d’amour. La perception, autrement dit « l’idée » qui avait nourri votre sentiment, s’évapore, et votre ressentiment se dégonfle comme s’il n’avait plus de raison d’être, et sans le moindre effort de votre part, ce ressentiment se transforme en un élan d’amour.
Nous ne souffrons pas de la réalité mais de la manière dont l’image que nous avons de nous est prise dedans : « percevoir » veut dire « voir à travers ». Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, nous les voyons à travers une « idée » à laquelle l’image que nous avons de nous s’est attachée. Monique percevait sa situation à travers son sens du devoir, un sens venu de son enfance et de sa position d’aînée responsable, et de là lui était venue « l’idée » du rôle et de la place qu’elle devait tenir pour avoir le droit de vivre et d’être aimée aux yeux de sa mère, puis à ses propres yeux… et plus tard, c’est cette même idée qui l’empêcha d’adopter une position plus saine envers son mari…
La « guérison » qui s’opère à ce troisième étage, c’est celle du regard : lorsque nous prenons conscience de « l’idée » qui nous enchaîne, notre manière de voir les choses s’en détache, et c’est comme une porte qui s’ouvre… Alors, avec l’aide des traitements et si les circonstances le permettent, il est parfois permis que la guérison du cœur trouve un écho…
Philippe Dransart